Ce sujet a été soumis aux élèves ayant terminé la séquence des trois
premiers cours de f rançais (formation générale commune) le 3 février 1996.
Il s'agissait du sujet numéro 2.
La question
Si l'on se réfère aux extraits de Molière, auteur classique, et de Balzac, auteur réaliste, on constate qu'ils prêtent à leurs personnages la même conception de l'amour et qu'ils le décrivent de façon similaire. Critiquez la véracité de cette affirmation.
Vous soutiendrez votre point de vue à l'aide d'arguments pertinents et convaincants et à l'aide de preuves puisées dans les textes de Molière et de Balzac et dans vos connaissances littéraires qui conviennent au sujet de rédaction.
Il s'agit d'un extrait de Dom Juan de Molière et d'un autre tiré du
Père Goriot de Balzac.
PREMIER EXTRAIT
tiré de Dom Juan (extrait de l'acte 1, scène II)
Auteur : Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, auteur dramatique français né en 1622 et décédé en 1673.
Don Juan discute avec son serviteur, Sganarelle.
DON JUAN
Quoi! tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on
renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle
chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir
pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les
autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non, la constance n'est
bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont le droit de nous charmer,
et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux
autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la
beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette
douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que
j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je
conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les
hommages ou les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne
puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable; et, dès qu'un beau
visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les
inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le
plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à
réduire par cent hommages le cúur d'une jeune beauté, à voir de jour en
jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des
larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les
armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous
oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener
doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître
une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter : tout le beau de la
passion est fini et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour,
si quelque nouveau objet ne vient réveiller nos désirs et présenter à notre
coeur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin, il n'est rien de
si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne ; et j'ai sur
ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire
en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien
qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs, je me sens un coeur à
aimer toute la terre; et, comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût
d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
SGANARELLE
Vertu de ma vie! comme vous débitez! Il semble que vous ayez appris cela par
cœur, et vous parlez tout comme un livre.
DON JUAN
Qu'as-tu à dire là-dessus ?
SGANARELLE
Ma foi! J'ai à dire..., je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d'une manière, qu'il semble que vous avez raison : et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas. J'avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m'ont brouillé tout cela. Laissez faire ; une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit pour disputer avec vous.
DON JUAN
Tu feras bien.
SGANARELLE
Mais, Monsieur, cela serait-il de la permission que vous m'avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?
DON JUAN
Comment! quelle vie est-ce que je mène ?
SGANARELLE
Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites...
DON JUAN
Y a-t-il rien de plus agréable ?
SGANARELLE
Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m'en accomoderais assez, moi, s'il n'y avait point de mal ; mais, Monsieur, se jouer ainsi d'un mystère sacré, et...
DON JUAN
Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t'en mettes en peine.
SGANARELLE
Ma foi! Monsieur, j'ai toujours ouï dire que c'est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.
DON JUAN
Holà! maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n'aime pas les faiseurs de remontrances.
DEUXIÈME EXTRAIT
tiré du Père Goriot
Auteur : Honoré de Balzac, écrivain français né en 1799 et mort en 1850.
Eugène de Rastignac courtise madame Delphine de Nucingen depuis déjà quelque temps.
Aimante et coquette, Mme de Nucingen avait fait passer Rastignac par toutes les angoisses d'une passion véritable en déployant pour lui les ressources de la diplomatie féminine en usage à Paris. Après s'être compromise aux yeux du public pour fixer près d'elle le cousin de Mme de Beauséant, elle hésitait à lui donner réellement les droits dont il paraissait jouir. Depuis un mois elle irritait si bien les sens d'Eugène, qu'elle avait fini par attaquer le cœur. Si, dans les premiers moments de sa liaison, l'étudiant s'était cru le maître, Mme de Nucingen était devenue la plus forte à l'aide de ce manège qui mettait en mouvement chez Eugène tous les sentiments, bons ou mauvais, des deux ou trois hommes qui sont dans un jeune homme de Paris. Était-ce en elle un calcul ? Non ; les femmes sont toujours vraies, même au milieu de leurs plus grandes faussetés, parce qu'elles cèdent à quelque sentiment naturel. Peut-être Delphine, après avoir laissé prendre tout à coup tant d'empire sur elle par ce jeune homme et lui avoir montré trop d'affection, obéissait-elle à un sentiment de dignité, naturel à une Parisienne, au moment même où la passion l'entraîne, d'hésiter dans sa chute, d'éprouver le cúur de celui auquel elle va livrer son avenir! Toutes les espérances de Mme de Nucingen avaient été trahies une première fois, et sa fidélité pour un jeune égoiste venait d'être méconnue. Elle pouvait être défiante à bon droit. Peut-être avait-elle aperçu dans les manières d'Eugène, que son rapide succès avait rendu fat, une sorte de mésestime causée par les bizarreries de leur situation. Elle désirait sans doute paraître imposante à un homme de cet âge, et se trouver grande devant lui après avoir été si longtemps petite devant celui par qui elle était abandonnée. Elle ne voulait pas qu'Eugène la crût une conquête facile, précisément parce qu'il savait qu'elle avait appartenu à de Marsay. Enfin, après avoir subi le dégradant plaisir d'un véritable monstre, un libertin jeune, elle éprouvait tant de douceur à se promener dans les régions fleuries de l'amour, que c'était sans doute un charme pour elle d'en admirer tous les aspects, d'en écouter longtemps les frémissements, et de se laisser longtemps caresser par des chastes brises. Le véritable amour payait pour le mauvais. Ce contre-sens sera malheureusement fréquent tant que les hommes ne sauront combien les fleurs fauchent dans l'âme d'une jeune femme les premiers coups de la tromperie. Quelles que fussent ses raisons, Delphine se jouait de Rastignac, et se plaisait à se jouer de lui, sans doute parce qu'elle se savait aimée et sûre de faire cesser les chagrins de son amant, suivant son royal bon plaisir de femme. Par respect de lui-même, Eugène ne voulait pas que son premier combat se terminât par une défaite et persistait dans sa poursuite, comme un chasseur qui veut absolument tuer une perdrix à sa première fête de Saint-Hubert. Ses anxiétés, son amour-propre offensé, ses désespoirs, faux ou véritables, l'attachaient de plus en plus à cette femme. Tout Paris lui donnait Mme de Nucingen, auprès de laquelle il n'était pas plus avancé que le premier jour où il l'avait vue. Ignorant encore que la coquetterie d'une femme offre quelquefois plus de bénéfices que son amour ne donne de plaisir, il tombait dans de sottes rages. Si la saison pendant laquelle une femme se dispute à l'amour offrait à Rastignac le butin de ses primeurs, elles lui devenaient aussi coûteuses qu'elles étaient vertes, aigrelettes et délicieuses à savourer.
On peut consulter l'exemple de dissertation critique portant sur ce sujet en cliquant ici.